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Wednesday, October 15, 20256 min de lecture

Comment vaincre le paradoxe de l'efficience ?

Hicham Bakir
Collective intelligence

Et si le vrai secret de la performance n'était pas la vitesse, mais la fluidité ?

Dans un précédent article, j’expliquais pourquoi certaines organisations deviennent paradoxalement moins performantes à force de vouloir tout optimiser. Dans ce nouvel article, je propose une alternative bien plus pertinente.

10 fois plus rapide

Juliette veut acheter un appartement. Elle a besoin d'emprunter. Elle s'adresse donc à une banque. Son dossier est alors traité par différentes équipes organisées en pools de compétences :

  • un conseiller pour la création du dossier
  • une pour l'analyse du dossier
  • une pour l'expertise immobilière
  • une pour la décision de crédit
  • une pour la gestion des contrats

Chaque équipe traite les dossiers dans leur ordre d'arrivée. Spécialisées et efficaces, elles bouclent leur part en moins de 10 minutes. Le temps d'attente entre deux étapes est généralement de 1 ou 2 jours. Pour optimiser les coûts, on s'assure que les équipes sont occupées à 100%.

Parfois, une équipe doit demander un complément d'information ou un document additionnel. Il peut arriver que deux interlocuteurs distincts demandent le même document à Juliette. Ce n'est pas très grave, son dossier est prêt, elle peut facilement transmettre de nouveau la pièce concernée.

10 jours s'écoulent entre le dépôt du dossier et la réponse finale. Processus de Juliette : 10 jours

Joséphine veut également acheter le même appartement. Elle s'adresse à une banque concurrente. Un gestionnaire de dossier est disponible pour traiter son dossier. Il est autonome. Il a un accès direct à la vérification des pièces, à un moteur de scoring automatisé. Il a également accès à un expert immobilier référent en cas de doute. Pour s'assurer que le conseiller et l'expert soient en général disponibles, ils sont occupés à moins de 80%.

Le conseiller est un généraliste. Il a besoin de plus de temps qu'un spécialiste pour traiter chaque étape. Mais les décisions sont prises en continu, au fil du dossier.

24 heures s'écoulent entre le dépôt du dossier et la réponse finale. Processus de Joséphine : 24 heures

Juliette obtient sa réponse en 10 jours. Joséphine en 1 jour. Leurs expériences respectives sont très différentes.

Le bon moment pour introduire deux indicateurs

Deux indicateurs permettent de caractériser ces différences. L'efficience des ressources d'une part et l'efficience du flux d'autre part.

Pour Juliette, ils se calculent comme suit :

  • Efficience des ressources = taux d'occupation des équipes = 100 %
  • Efficience du flux = temps de travail effectif / durée = 50 minutes / 10 jours = 0,35 %

Pour Joséphine, ils se calculent comme suit :

  • Efficience des ressources = taux d'occupation des équipes = 80 %
  • Efficience du flux = temps de travail effectif / durée = 2 heures / 24 heures = 8,33 %

Juliette vient d'expérimenter un système qui priorise l'efficience des ressources internes. Joséphine a expérimenté un système qui priorise l'efficience du flux.

Tout est une question de point de vue et de stratégie

Vu de l'interne, la productivité des équipes, occupées à 100 %, est supérieure à celle de la banque qui occupe ses équipes à 80 %.

Mais vu du client, sa perception est toute autre. La banque de Joséphine est 10 fois plus performante que la banque de Juliette.

Chaque organisation est libre de choisir quel indicateur prioriser. C'est son positionnement stratégique qui le détermine. De manière schématique, une organisation focalisée sur ses clients et des services premium à forte valeur ajoutée priorisera l'efficience du flux. Une organisation focalisée sur l'optimisation des coûts internes et les économies d'échelle priorisera l'efficience des ressources.

La prochaine fois que vous attendrez dans la salle d'attente du médecin ou dans le couloir d'embarquement à l'aéroport, vous aurez peut-être une perception différente de ce positionnement stratégique.

Quand on se trompe d'indicateur et de priorité

L'efficience du flux est donc une mesure de la quantité de transfert de valeur ajoutée, de l'organisation vers le client, sur une durée donnée. C'est la densité de ce transfert de valeur ajoutée qui permet à l'organisation de vivre et de se financer. Elle en prélève une partie pour pouvoir continuer à exister et servir ses clients. Sans création de valeur ajoutée, pas de financement. C'est simple et logique. Tout le monde le sait déjà.

Mais alors pourquoi prioriser l'efficience des ressources ? Parce qu'il est plus simple de se concentrer sur le point de vue interne et des indicateurs déjà disponibles :

  • mes ressources
  • mes livrables
  • mes coûts
  • mes délais

La valeur ajoutée est perçue par le client. Elle n'est pas définie en interne. C'est ce qui la rend très difficile à évaluer. Le client ne raisonne pas en ressources, ni en livrables. Il raisonne en changements et en impacts. Les paramètres à prendre en compte sont difficilement identifiables et mesurables. Ils sont complexes et protéiformes, avec des composantes fonctionnelles, sociales, émotionnelles et techniques. Sinon tout le monde aurait la même voiture ou le même smartphone (oups!).

Se focaliser sur le client et prioriser son expérience demande de l'humilité, de la curiosité et de l'empathie, pour être capable de toujours regarder de son point de vue. Il faut accepter que l'on sait peu de chose, et que c'est grâce à lui qu'on apprend.

Par exemple, les coûts peuvent être bien plus complexes que le simple prix de la prestation facturée par l'organisation : une demi journée à poser, un remplacement à prévoir, un temps de déplacement et des moyens de transports à payer, un courrier à poster, ...

Et les coûts d'opportunité qu'ont souhaitait éliminer ont peut-être simplement été transférés vers le client : il a peut-être du s'y reprendre à 3 ou 4 fois avant de réussir à solliciter mes services ? Coordonnées difficiles à trouver, instructions peu claires ou pas à jour, formulaire ne fonctionnant pas depuis un mobile et nécessitant d'être devant un ordinateur à son domicile, une échéance ratée et ses conséquences, ...

Tous ces détails racontent des histoires humaines. Et quand on ne les entend pas, on ne comprend pas le client. Et lorsqu'on constate sa frustration, on ne dispose pas de levier pour corriger.

Alors c'est simple, optimisons les deux

Est-ce qu'une organisation peut optimiser les deux, en visant une utilisation maximale de ses ressources, à 100% tout en créant de la valeur en continu ?

La réponse courte : en théorie oui, mais en réalité, c'est impossible.

La réponse longue : ce sera l'objet d'un nouvel article.

Pour aller plus loin

Si vous voulez en savoir plus, je vous recommande fortement la lecture de ce livre :

Couverture du livre This is Lean

Le Lean en Clair

Par Niklas Modig et Pär Åhlström

Ce livre explique brillamment la différence entre l'efficacité des ressources et l'efficacité des flux. À travers des exemples clairs et une narration engageante, il démontre pourquoi se concentrer sur l'efficacité des flux conduit à de meilleurs résultats pour les clients et les organisations.

L'idée clé : les organisations optimisent souvent pour garder les ressources occupées (efficacité des ressources) alors qu'elles devraient optimiser pour un flux de valeur fluide (efficacité des flux). Ce changement fondamental de pensée est au cœur du Lean.

Je l'ai déjà recommandé et offert à un nombre incalculable d'amis et de relations.

En savoir plus sur le livre →

Si vous n'aimez pas lire, appelez-moi. J'adore en discuter.